Uberisation ou Blablacarisation: redécouvrir l’échange réel?

Ubérisation ou blablacarisation ?

           Redécouvrir l’échange réel ?

L’« ubérisation » d’une partie de l’économie a donné lieu à toutes sortes de controverses et de spéculations sur ses bénéfices et ses risques. Mais de quoi s’agit-il au fond ? Et Uber en est-il la meilleure expression ?

Une réponse à un déséquilibre majeur

Les entreprises Uber et BlaBlaCar ne sont pas nées d’une quête de pouvoir ou d’argent. Elles sont nées d’une frustration. Une frustration ressentie de façon aiguë par leurs fondateurs, mais partagée par des millions de personnes. Cette frustration tient en une phrase : la limitation, voire la privation, des possibilités d’échange réel entre offreurs et demandeurs.

Et la réponse des deux entreprises tient elle aussi en une phrase : réduire le déséquilibre tenace entre les offres de biens et de services qui se veulent de plus en plus attractives, et une qualité d’échange faible, sinon nulle, entre offreurs et demandeurs.

Pour BlaBlaCar, le déficit d’échange concerne la sous-utilisation des ressources et des biens détenus par les acteurs : les voitures des particuliers (comme l’un des archétypes majeurs des biens privés).

Pour Uber, le déficit d’échange concerne la sur-sollicitation des services de taxis disponibles (le taxi étant l’archétype d’un service conjuguant surabondance et rareté).

Pour les deux entreprises, les ressources potentiellement utilisables et optimisables sont immenses, à condition d’en revoir complètement les pratiques et d’organiser un vrai échange.

Le creusement du décalage entre production et échange

S’il semble acquis que l’économie est à la fois faite de production et d’échange, leur couple est loin d’être harmonieux. Dès qu’il s’est agi historiquement de rompre avec la fatalité du manque et de la rareté dans tous les domaines, l’expansion de la production est devenue la priorité et la source de la « richesse des nations », autant dans l’Europe du 19è siècle que dans la Chine du 21è… L’échange s’est trouvé cantonné au rôle de suiveur dans une sphère étroitement quantitative. La notion d’échange qualitatif a été largement absente de l’évolution économique.

Ce déséquilibre a sans doute représenté au départ une force motrice, mais au fil du temps il génère une multitude de situations de blocage. Notamment par les excès liés au triomphe même de la production : les surabondances criantes (surproductions) qui voisinent avec les manques primaires (espaces et poches de pauvreté), la confusion du beau et du « grand », la fascination pour ce qui transgresse et écrase la dimension humaine.

En conséquence, les prix et les « rapports d’échange » sont devenus des rapports de force, des marchés de dupes, où les illusions d’échange détruisent la signification même de l’économie comme élément structurant des sociétés humaines.

Sursaut et éclosions d’échanges réels

De nombreuses tentatives de lien direct et de dialogue entre offreurs et consommateurs ont vu le jour tout au long de l’histoire, mais la multitude de situations locales n’a jamais produit un phénomène d’ensemble capable de bousculer les tendances lourdes de l’échange sans qualité.

Cependant, la vivacité des nouveaux entrants pousse à se poser la question : Uber, BlaBlaCar, AirBnB, LeBonCoin et les autres, sont-ils réellement décidés à remettre en cause les modèles économiques traditionnels, en redonnant à l’échange toute sa place ? Il faut sûrement et progressivement faire le tri.

Un premier constat s’impose : ces entreprises transgressives ont d’abord été repérées et ont capté un nombre grandissant de consommateurs par un signal « prix ». Mais si elles n’étaient que de simples casseurs de prix, il n’y aurait rien là de révolutionnaire. Fort heureusement, il y a plus.

Au-delà du prix bas, elles font émerger la notion de « juste prix » pour des biens ou services identiques ; le consommateur en retire un sentiment de justice, qui vaut son prix ! L’existence d’un lien précis entre le prix payé et le service rendu est un progrès capital. C’est une condition nécessaire à l’émergence de l’échange, mais elle demeure cependant insuffisante. Attention au dépassement du seuil qui nous ferait basculer, de l’économie rationnelle et judicieuse dans l’avarice pure et simple. L’exemple du transport aérien low cost est à méditer, et Uber s’en est  fortement approché dans sa politique de prix imposés à ses chauffeurs…

Il faut donc aller au-delà, et la seconde avancée concerne l’ambiance de la transaction. Le consommateur n’est plus un « numéro » ou une marionnette, mais un acteur réel. Plus encore, il devient potentiellement un acteur total, pouvant lui-même offrir les biens ou les compétences qu’il possède… à son voisin de palier comme à une grande entreprise ! La rencontre effective des acteurs et la progression de leur connaissance mutuelle forgent le socle de l’échange réel.

Dès lors apparaît un troisième point capital : l’opportunité de vivre, à travers le choix d’entreprises comme Uber ou BlaBlaCar, un moment d’échange induit par un a priori de confiance. Et la rencontre effective accompagnée d’une connaissance mutuelle devraient aider à la transformation de l’a priori de confiance en confiance véritable.  Si tel est le cas, la confiance devient alors un bien à part entière dans la transaction. Un bien qu’offreurs et demandeurs « consomment » pour sa valeur propre, mais qui a aussi la capacité d’adapter et de faire progresser le service offert et acheté.

Quels que soient le poids et la taille des acteurs, les négociations prennent alors un tour beaucoup plus « loyal », plus respectueux, mieux équilibré. Et la vivacité de la négociation n’est plus du tout contraire aux solidarités qui peuvent relier les acteurs, dans leurs relations strictement humaines autant que dans la relation à leur milieu, dans le respect de l’environnement global.

Uber ou BlaBlaCar ?

Bien qu’issues d’une frustration basique similaire, les trajectoires d’Uber et de BlaBlaCar diffèrent et pourraient fortement diverger à terme.

L’attraction de la puissance du low cost, de la rentabilité et des honneurs de la bourse, semble davantage marquer Uber que BlaBlaCar. Ce qui paraît être une fin pour Uber serait davantage considéré comme un moyen par BlaBlaCar.

Redécouvrir l’échange réel est un combat multiforme qui ne peut se satisfaire des voies classiques. Uber et BlaBlaCar se battent chacune contre le gaspillage, mais pour Uber il s’agit d’abord de gaspillage de temps et d’argent, avec une conséquence éventuellement vertueuse sur l’environnement ; tandis que pour BlaBlaCar il s’agit d’abord de gaspillage de ressources personnelles et environnementales, avec d’éventuelles conséquences de gain de temps et d’argent…

L’état d’esprit et les pratiques qui en découlent sont de ce fait différents.

L’échange sur la base d’un rapport étroit entre le prix payé et le service rendu (incluant la disponibilité) paraît suffire à Uber et à sa vision d’un développement conséquent sur cet axe d’avenir. L’élimination des corporations d’envergure, autant que des dictatures « de quartier », représente l’essence même de l’irruption surprenante d’Uber, et c’est en soi remarquable…, à condition de ne pas soi-même générer une dictature d’un genre nouveau !  Les marquages culturels d’Uber font que l’investissement dans l’ambiance humaine et dans les solidarités profondes manquent de vigueur, et de nombreux craquements concernant l’échange interne et externe se font entendre.

BlaBlaCar, au contraire, semble pour l’instant opérer un parcours sans faute. Sa réussite boursière est un moyen… de se payer des moyens. Dans quel but ? Gagner plus d’argent ? Peut-être. Mais pour l’instant, il semble que le développement, principalement à l’international, prime. Et que l’argent gagné soit plutôt un moyen trouver de nouveaux champs mondiaux d’innovation.

Cela signifie que la ligne directrice de BlaBlaCar transgresse les frontières culturelles, les blocages des habitudes et les barrières des langues. Un tel enjeu ne peut réussir que par la hauteur des combats menés en faveur de l’échange, et l’on sait qu’ils portent autant sur la petitesse de l’individu « revalorisé », que sur l’immensité de l’environnement « réemployé ».

Pour qui sonne le glas ?

En oubliant l’échange à la racine de l’ubérisation ou de la blablacarisation, de faux débats se sont installés.

Emprisonnés dans le mirage ou le vertige technologique, ceux qui ne voient les entreprises transgressives qu’à travers la digitalisation et le numérique se déchirent sur le point de savoir si le phénomène est une opportunité ou un drame pour l’emploi. Chacun y va de ses arguments techniques, juridiques ou institutionnels, en réactivant le bon vieux thème de la « fin du travail » qui, lui, est sans fin !

Et ce débat est totalement ringardisé par l’intrusion d’un nouveau mirage vertigineux : celui de la révolution « robonumérique »… Il y aurait une ubérisation du « premier type » (élimination des intermédiaires) ; une autre du « second type » : une économie collaborative, en dehors du cadre régulé; c’est celle que nous abordons ; et l’ubérisation du « troisième type » serait en marche, portée par une domination technologique incoercible. Qu’on en juge : ce ne serait plus Uber ou BlaBlaCar mettant en relation chauffeurs et voyageurs, mais Google livrant aux intéressés une voiture autonome, ou encore un robot expert réalisant les visites médicales !

En attendant que ces fascinantes « simplifications » nous permettent de dépasser les faiblesses et les insuffisances humaines, la redécouverte d’un échange mieux construit et plus franc a aussi le pouvoir de nous faire avancer et de transformer la réalité de l’activité et de l’emploi.

Au point où nous en sommes et sans chercher à fuir dans une technologie ensorcelante, quels sont les acteurs qui au fond redoutent le plus les entreprises transgressives ? Ce sont ceux, petits ou grands, indépendants ou firmes industrielles, qui n’ont ni le désir ni la volonté d’entrer dans un échange réel et plus profond. Et qui mènent donc tous les combats d’arrière-garde possibles pour y échapper.

Cette résistance est une nouvelle preuve, s’il en fallait, de la vitalité du gène de l’échange que les Uber, BlaBlaCar et consorts ont réveillé, et qu’il ne tient qu’à ces entreprises d’alimenter. Car, au-delà des voies classiques que certains acteurs sont tentés de re-enfourcher, les entreprises transgressives montrent la voie à suivre pour que le décalage entre production et échange se réduise, ne soit pas toujours du même côté, et devienne ou redevienne de ce fait un déséquilibre plus moteur que bloquant.

Maurice Obadia

 

Une version élargie de cet article a été publiée dans le n° 813 d’avril 2016 du

Magazine L’Expansion, sous la rubrique « Management Review ».